dimanche 24 mai 2009

LE XX°S CHAPITRE 31 CEZANNE (suite) Construction d'un espace 1

CHAPITRE 31 : LE NOUVEAU MONDE DE LA PEINTURE 1. LA CONSTRUCTION DE L’ESPACE (1) : CEZANNE (suite).
Jacques ROUVEYROL




I. LA PERIODE SOMBRE 1859-1871

Avant la perspective renaissante : la perspective antique.
Elle est déterminée par la croyance en la sphéricité du champ visuel et la croyance dans le fait que les grandeurs apparentes ne sont pas une fonction de l’éloignement des objets mais une fonction de l’angle visuel :



Avant la perspective renaissante des recherches sont faites dans les manuscrits, à partir de la théorie de la sphéricité de notre vision. De là, le carrelage courbe de bien des représentations enluminées.

1. Curieusement, Cézanne commence par suggérer la profondeur au moyen de la courbe. A tel endroit de la toile le point de départ d’une série de courbes qui vont vers l’extérieur, comme les cercles de l’onde troublée par une pierre jetée.






La profondeur n’est pas rendue par la couleur, mais par le mouvement centrifuge de la courbe. Le point focal paraît plus éloigné (comme une origine) encore qu’aucune perspective ne produise l’illusion de cette profondeur.

2. Un autre procédé, par irradiation aboutit à un résultat analogue : un point focal lumineux et un assombrissement progressif centrifuge.
Avec pour résultat une inversion de la « profondeur ». Le « foyer » avance au premier plan et le reste recule dans l’ombre.




3. Même usage de la courbe dans les portraits pour faire surgir « en avant » le personnage ou tel détail de son visage : il s’agit de faire tourner la couleur.




II. LA PERIODE IMPRESSIONNISTE 1873-1877

On l’a vu, avec l’impressionnisme, le sujet finit pas perdre tout intérêt. C’est la lumière seule qui compte. Mais le problème est alors celui de sa synthèse.
Précisons. Soit une photographie représentant une danseuse prise dans son action. La photographie (sauf exception) va figer le mouvement, l’arrêter. Dix photographies mises côte à côte en montreront la décomposition. Nous sommes dans l’analyse. Mais soit à présent une toile de Degas, par exemple L’étoile ou la Danseuse sur scène ( 1878 Musée d'Orsay, Paris), Le geste n’est pas figé, sa continuation, comme ce qui précède dans le temps, sont suggérés. C’est une synthèse. A regarder le tableau, je me figure l’ensemble indivisible du mouvement de la danseuse.

1. Et bien, dans ses paysages. Cézanne ne saisit pas un instant de lumière, mais effectue la synthèse d’une succession d’instants lumineux.
Le problème est alors : comment se fait cette synthèse. Comment les éléments (les instants lumineux variés) ne s’émiettent-ils pas ? Comment les tenir ensemble ?
La réponse est : par un compartimentage de la toile. Chaque portion d’espace devient solide et enferme toutes la variations possibles. La différence est sensible avec ce paysage de Pissarro :



qui bénéficie d’une cohésion globale mais qui donne à voir un instant de son existence (celui d’une lumière particulière).
En l’absence de ce compartimentage, le paysage se dissout.



2. Comme pour le paysage, Cézanne recherche dans le portrait, ce qui demeure à travers le changement des expressions.
Pour maintenir ensemble cette diversité, l’espace qui entoure le visage doit lui être étranger et le fermer sur lui-même.



La touche est légère, mouvante, sans les empâtements caractéristiques de la période précédente. Le volume doit donc être contenu et c’est le rôle de ce qui l’encadre que de réaliser cela.
Il arrive qu’il y ait déséquilibre et que l’espace alentour « écrase » la figure, la fige (Madame Cézanne à la Robe rayée 1877). Ou, à l’inverse, que la figure se « désagrège » par insuffisance de « pression » de l’espace (Autoportrait de la Phillips Collection à Washington 1878-1880). Signes que la solution du « compartimentage » n’est pas, peut-être, le dernier mot de la question à propos de la synthèse.


III. LA PERIODE CONSTRUCTIVE 1879-1895

Le problème à résoudre est donc celui de l’unité de la construction de la fusion entre le contenant spatial et le contenu figuré.

1. Gauguin a trouvé sa solution : recréer un monde sans rapport avec la réalité : celui, hiérarchique, des idoles. Comme on est dans une recréation totale, on maîtrise tous les éléments de la composition de ce nouveau monde en sorte qu’il devient aisé d’en assurer la cohérence (la profondeur au sens plus haut défini).



2. Même type de solution pour Seurat qui recrée un autre monde dans lequel tout semble suspendu, où le temps s’est arrêté ou du moins infiniment ralenti.



3. Il arrive aussi à Cézanne, c’est le cas par exemple dans son Mardi Gras, de recréer un autre monde, onirique. Mais son objectif est d’opérer une transposition du monde réel en peinture.
Or, transposer c’est à la fois conserver et dépasser.

Prendre le monde réel et, à partir de lui, construire un autre monde équivalent. Un monde qui soit parallèle à la réalité. Or pour que parallèle il y ait, il faut que dans le monde représenté je puisse reconnaître le monde que je représente.
Travail d’abstraction, donc, mais contrôlée, référée au réel.
Il s’agit en conséquence de parvenir à un équilibre entre la construction abstraite et la perception réelle. En cela seulement consiste la transposition du monde réel à celui de la peinture.

Là encore, il arrive qu’il y ait déséquilibre. Soit on n’est pas assez abstrait comme dans la Baie de L’Estaque (1885 Art Institute of Chicago). Soit on l’est trop et on a perdu de vue la réalité comme dans Femme à la cafetière (1895 Musée d’Orsay Paris).


Le geste des mains posées sur les cuisses est ici si nécessaire à la composition de l’espace qu’on ne peut envisager la moindre modification. Même remarque à propos du Portrait d’Ambroise Vollard ou de Madame Cézanne dans un fauteuil jaune (1893-1895 Art Institute of Chicago).
Lorsque l’équilibre est réussi, d’autres gestes sont envisageables pour la figure sans que l’espace global en soit affecté. Ainsi dans Le fils de l’artiste, Paul (1885-1890 National Gallery of Art, Washington).



Ainsi, la transposition réussit lorsque la reconstruction en peinture concerne tous les éléments (espace, volumes, figure) du réel, sans que le contact avec celui-ci soit rompu.

L’idéal, serait que cette reconstruction soit déjà enfermée ou au moins indiquée dans le réel lui-même et perceptible à un homme (le peintre) qui saurait la voir.

IV. LA PERIODE SYNTHETIQUE 1895-1906

C'est précisément l'hypothèse faite par Cézanne dans sa dernière période. Le réel apparaît en lui-même comme l’évocation d’un système caché. Il justifie ainsi par lui-même et suggère la transposition que la peinture opère. L’œuvre se donne alors comme une révélation de la vérité du réel.

1. Dans cette Montagne Sainte-Victoire, vue de Bibemus tout est transposé. Tout vient ici au premier plan. Pourtant, le cheminement du regard qui, dans la perception réelle, indique la profondeur, mieux : est le sentiment même de cette profondeur (le temps qu’il faut pour aller du devant vers le derrière), le cheminement du regard, donc, est suggéré par la toile. Le regard est ralenti.



2. Dans la nature morte, l’affirmation du volume de l’objet ne doit pas arrêter le mouvement en profondeur. Objet et espace sont de même espèce. Des transitions sont ménagées de l’un à l’autre.
Comparons ces deux natures mortes : 1. Nature morte 1875-1877 Metropolitan Museum of Art, New-York; 2. Nature morte 1895-1900 Fondation Barnes, Merion. La seconde répond à cette nouvelle « vision » des choses.






3. Quant à la figure, elle ne fait plus qu’un avec l’espace qui l’entoure. (Portrait de Vallier ou Le Jardinier 1900-1906)




4. Cette position cézannienne résout de façon originale le problème du nu dans un paysage.

a.A la Renaissance, l’intégration du nu dans le paysage se fait par la perspective (centrée sur l’homme).
b. A l’âge classique (XVII° siècle), l’unification se fait à l’inverse à partir du paysage (Poussin).
c. Chez Cézanne l’unification se fait par transposition. Rien ne sépare en substance l’espace de la figure qui pourtant s’individualise. C’est, en particulier, la réussite des nombreuses toiles figurant les Baigneuses. Ci-dessous : Les Grandes Baigneuses 1894-1905 National Gallery, Londres



Au centre, légèrement à droite, elles paraissent « sortir de terre » ; celle de gauche, debout, se confond quasiment avec le paysage (avec les troncs inclinés). Les figures paraissent faites du même espace que le paysage qu’elles habitent.

CONCLUSION

C’est peu à peu que Cézanne, donc, invente un nouvel espace.
Parti du mouvement, de la courbe (période sombre), il en vient au compartimentage (période impressionniste) c’est-à-dire à une solidification de l’espace nécessaire pour faire tenir ensemble les variations qu’il s’efforce de synthétiser (variations de lumière pour les paysages, d’expression pour les portraits).
Il en vient à une construction abstraite visant à transposer le monde réel en peinture (période constructive) avec pour objectif d’équilibrer la construction abstraite et la perception réelle.
Mais c’est en découvrant (postulant ?) un ordre préalable mais caché dans le réel qu’il parvient (période synthétique) à une unification totale de l’espace.

1.L’espace médiéval, hétérogène, était constitué de « lieux ». Par conséquent sans unité.

2. L’espace renaissant, homogène, possède une unité géométrique exprimée par la perspective. C’est un contenant (une « scène ») dans lequel se situent (les uns par rapport aux autres, des objets).

3. L’espace cézannien, homogène, possède une unité essentielle qui est celle de la figure et de son entourage. Il n’y a plus « d’objet », mais une « vibration » universelle qui donne ici et là naissance à des figures.


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