dimanche 24 mai 2009

LE XX°S CHAPITRE 34 : MATISSE ET PICASSO (2)

CHAPITRE 34 (suite) LE NOUVEAU MONDE DE LA PEINTURE (3). L'ESPACE (3) MATISSE ET PICASSO (2).
Jacques ROUVEYROL


D. FORME ET CONTENU.

1. Matisse : concentration ; Picasso : extraversion.
Ici et là, les figures cohabitent dans un même espace, mais ne communiquent pas. Mais ici et là, chez Matisse et Picasso, elles n’ont pas la même façon de ne pas communiquer.




Chez Matisse, c’est un univers fermé au spectateur. C’est lui qui voit, mais de l’extérieur. Il demeure étranger à des scènes qui, elles-même s’ignorent les unes les autres.
A l’opposé, les Demoiselles de Picasso se rapportent toutes directement (quoique séparément) au spectateur qu’elles fixent. L’ unité du tableau réside donc dans le regard du spectateur (comme pour Les Menines de Velazquez).
Les Demoiselles d’Avignon étaient la réponse de Picasso au Bonheur de Vivre. Baigneuses à la Tortue est la réponse de Matisse aux Demoiselles : grand format, toile presque carrée, masque africanisant du nu central, manque de coordonnées spatiales, sculpturalité des figures.


Mais, là encore, on ignore le spectateur. Le tableau de Matisse est ouvert, centrifuge, all-over, mais les personnages restent concentrés en eux-mêmes ou sur un objet. Le tableau de Picasso est fermé, centripète, encadré, mais les personnages sont tournés vers l’extérieur.

Cette concentration, Picasso la pratiquait aussi, avant les Demoiselles. Dans la période bleue, par exemple, avec Les pauvres au Bord de la Mer (1903). Mais ensuite, même lorsque les personnages ne regardent pas directement le spectateur, celui-ci n’est jamais exclu de la scène, alors qu’il l’est parfaitement dans La Danse de Matisse et ses autres tableaux.
Il y a donc inversion entre la forme et le contenu.


De même ici, le nu par exemple, est vu de toutes parts, enveloppé par le regard du spectateur. Fait pour être vu. Alors que le violoniste voit.




1.Matisse: forme: all-over, dispersion, distraction du regard.
contenu: enfermé, concentré.

2.Picasso: forme: enfermement, concentration, attraction du regard.
contenu: ouvert, excentré.
Conséquence: le tableau de Picasso fascine. Car rien n'est fascinant comme quelque chose qui vous regarde. Il regarde davantage qu’il n’est regardé. Mieux, il est un regard adressé au spectateur. Tandis que c’est une caractéristique de l’art de Chardin, par exemple, ou encore de Vermeer (voir Histoire de l'Art Première année), que cette concentration qui exclut le spectateur du spectacle.
A cet égard, la position de Picasso est celle du Velasquez des Menines: le tableau renvoie au spectateur que le peintre paraît prendre pour modèle. Il y a un exhibitionisme de Picasso et pas seulement dans les œuvres érotiques.
Mais c’est précisément parce qu’il fascine (en se tournant vers l’extérieur: forme) qu’un tableau de Picasso attire (contenu). Dans l'Homme nu couché de 1969, ni l'un ni l'autre des protagonistes ne regarde le spectateur, il est vrai, mais il y a une « zone-œil » qui le regarde et qui focalise son regard.

A l’inverse, si le regard se disperse dans la contemplation d’une œuvre de Matisse (forme), c’est donc parce que le tableau est fermé sur lui-même (contenu) et ne s’adresse pas à celui qui le contemple.

Il y a un classicisme de Matisse en ce sens que bien qu’elle soit de la peinture et non un tableau (une représentation: scène de genre, portrait d’untel, etc.) une toile de Matisse est un autre univers que celui d’où on la regarde. Picasso, à l’opposé, reste en prise dans l’univers du spectateur: c’est notre plage, c'est notre lit.


Lors de la phase cubiste synthétique, des collages, le réel lui-même s’introduit d’ailleurs dans le tableau. Un Picasso recueille le réel. Un Matisse se retire du réel.

2. Couper / coller.
a. Picasso : coller.
Les collages apparaissent en janvier et mars 1912 dans La Lettre. S’agit-il d’un retour au réel après une phase considérée comme un peu « hermétique » celle du cubisme analytique ? Nous avons vu (Cubisme 2) qu'il s'agit bien plutôt d'un retoiur du réel qu'un retour au réel. On a vu comment Picasso réinventait la sculpture en passant de la taille au découpage. Et comment ce découpage de l'espace devait, par collage, engendrer un nouvel espace constitué de blocs. La Guitare quatre faces (1912-1913) est un assemblage de quatre blocs d'espaces réalisant, par synthèse, donc, un espace nouveau d'où le regard est appelé à voir de quatre points de vue différents. A nouveau la vision totale.
b. Matisse : couper.
C’est un tout autre problème qui préoccupe Matisse lorsqu’il invente les papiers découpés.

Matisse affirme: « mes dessins me viennent directement du cœur ». Moins directe est la peinture. Il faudrait pouvoir peindre comme on dessine. La couleur, évidemment change le dessin (c i-dessous à droite). Et il ne faudrait pas!



« Le papier découpé me permet de dessiner dans la couleur », déclare Matisse. La solution est là : non pas installer la couleur dans le dessin, mais installer le dessin dans la couleur.

Toute l’histoire de la peinture est hantée par le divorce entre le dessin et la couleur : classicisme contre baroque, néoclassicisme contre rococo, romantisme contre néoclassicisme.

Au lieu de colorier le dessin, Matisse, avec les papiers découpés dessine (découpe) la couleur. Comme dans les illustrations pour Mallarmé, le « dessin » n’est pas détaché sur un fond. Là, le trait et le blanc réunis font la Chevelure. Ci-dessous, le bleu de la « surface » et le blanc (en réserve) du « fond », réunis, font le corps de Vénus (1952).


Mais ici, il y a en outre réunion ou mieux: fusion du dessin et de la couleur.




E. LES SIGNES.

« Je ne veux pas dire que, voyant l’arbre par la fenêtre, je travaille pour le copier. Il n’est pas question de dessiner un arbre que je vois… Il me faut créer un objet qui ressemble à l’arbre. Le signe de l’arbre », écrit Matisse.

a. Rappel : signe, signal, symbole.
Le symbole renvoie à une signification extérieure qui lui est, pour ainsi dire "naturellement" liée. Le "glaive" à la "justice", en ce qu'elle a à trancher ; ou la "balance", en ce qu'elle a à peser le pour et le contre. La pomme piquée des natures mortes hollandaise est symbole de la vanité des plaisirs sensibles.
Le signal renvoie à un comportement, pas à une signification. Le feu rouge renvoie au geste de presser la pédale du frein. La pinup du magazine est un stimulant sexuel. C'est un signal. Pas le nu de la peinture (sauf chez Picasso).
Le signe chez Matisse n’est ni un signal, ni un symbole ni un signe au sens de signe de reconnaissance. C’est le moyen de caractériser un « objet » de façon que l’œil le reconnaisse immédiatement. Lorsque Cézanne peint une pomme, celle-ci est tout-à-fait solide, pesante et ronde, comme le fruit. Mais ses caractéristiques sont matérialisées par des touches tangibles de couleur dont chacune rend compte d’une sensation visuelle. Sa pomme est une multiplicité de sensations éprouvées les unes après les autres et l’ensemble construit une forme qui possède les caractères de la chose: couleur, poids, solidité, extension locale.
Bien qu’il y ait, donc, une pomme cézanienne, celle-ci n’est pas un signe au sens de Matisse. C’est un signe de reconnaissance du talent de Cézanne, une marque de son style. Pas le caractère essentiel de l’objet-pomme. En revanche, je puis, avec un nombre limité de « 3 » donner à l’œil la vision immédiate d’une multitude de feuilles. Sinon le « 3 », du moins un certain groupement de « 3 » est le signe d’un feuillage.


b. Le signe chez Matisse.

Ôter tout ce qui n’est pas nécessaire à la reconnaissance d’un corps de femme, (mais pas plus). Ou mieux, d’une Vénus (1952). Mais pas moins non plus. Vous passez de (1) à (2) : au signe-femme.


...................................(1) (2)

Un signe pour Matisse, c’est une indication au plus bref du caractère d’une chose. Nul besoin de dessiner yeux, lèvres, nez pour sentir et de quoi il s’agit et l’atmosphère de la maison (Le Silence des Maisons 1947). Ainsi aussi de la Femme au Collier de Perles (1942).



Naturellement, le signe est plus aisé à produire par le dessin que par la peinture. C’est donc avec les papiers découpés où peinture et dessins se rejoignent et se fondent que la question du signe est complètement réglée. L'Odalisque ci-dessous de 1921 est représentée dans la complexité de son espace ; à côté (1950) il y a seulement ce qui est nécessaire et suffisant pour faire exister l’objet dans sa forme propre et pour l’ensemble pour lequel il est conçu. Voici donc, à droite, le signe d’une danseuse.

Ôtons (2) à un dessin de Picasso (1) quelques éléments. L’objet reste parfaitement identifiable. Ce n’était pas un signe.


....................................(1).............................................(2)


Oui, mais ce n’est plus le même! Le système pileux sous les bras, en particulier, renforce celui du pubis, accentuant l’interpellation sexuelle, dans le dessin original. Chez Picasso, c’est là que sont les signes ou plutôt les signaux. Ce Nu n’est pas qu’un nu académique. Il se déchiffre comme un stimulant sexuel.
Comparons avec Matisse.



Ici, des signaux (signifiants conventionnels renvoyant à des comportements), là un signe (signifiant exprimant le caractère d’un objet).
La Guitare découpée de 1912 de Picasso est-elle un signe ? Il y a bien une identification au plus bref du caractère d’une chose. L’œil reconnaît aussitôt une guitare. Mais une interprétation est nécessaire à justifier cette reconnaissance : il faut reconnaître la rosace et le manche. Dans La Danseuse créole (plus haut) l’œil reconnaît aussitôt une danseuse et aucune interprétation n’est nécessaire pour justifier cette reconnaissance.

c. Le signe en peinture : Matisse, Picasso.

« En peinture, les choses sont des signes », déclare Picasso. En quel sens ? Cela veut dire que l’arbre peint ne représente pas (ne reproduit pas) l’arbre vu. Un tableau, c’est de la peinture, pas un miroir.

« L’importance d’un artiste se mesure à la quantité de nouveaux signes qu’il aura introduit dans le langage plastique », écrit Matisse. Le signe a ici, donc, un autre sens. Il y a les choses. Il y a la peinture . Il y a dans la peinture des signes des choses.

Un tableau se lit. Il ne se regarde pas. Mais, c’est l’œil qui le lit, pas l’esprit. Le signe n’est pas pourtant simplement un signe des choses. Il fait exister l’objet dans « sa forme propre », certes, mais "pour l’ensemble" dans lequel il a été conçu. Le signe n’est donc ce qu’il est que par rapport aux autres signes (comme dans la langue). Fruits, arbre, feuillages sont distribués sans rapport avec la nature des choses qu’ils désignent. Le résultat est un ensemble décoratif, au sens de Matisse diffusion des points focaux contraignant le regard à se disperser, se dis-traire, pour que l’effet du motif soit suggéré plutôt qu’exprimé. Nature morte au Magnolia (1941).



Ce vase de fleurs doit affecter la couleur, le volume, la grandeur et la forme qui conviennent à l'ensemble dans lequel il se trouve. De même pour chaque élément de ce décor. Les signes se répondent donc les uns aux autres comme ceux qui, dans la langue, forment une phrase. Le tableau se lit bien.

d. Le signe chez Picasso.
Il arrive que Picasso se serve de tableaux pour écrire. Il y a des œuvres cryptées. Des signes sont alors utilisés
comme adresse, comme dédicace. Ils fonctionnent comme déclarations : Ma Jolie (1912), Violon, jolie Eva (1912) sont des tableaux par lesquels Picasso s'adresse directement à Eva pour lui dire son amour.
Le tableau peut aussi, de façon cryptée, renvoyer à autre chose. Le tableau fonctionne alors comme un signe. Il est un signifiant dont il faut rechercher (au dedans) le signifié. Dans Le Grand Guéridon de 1931 le corps qui se trouve là (mais qui n'est pas au sens strict "représenté") est celui de Marie-Thérèse. Le Nu de 1934 correspond incontestablement au décryptage du Guéridon de 1931 (l'un et l'autre ci-dessous).


................................................signifiant.......................................signifié

Toutefois, le recours au cryptage n’est pas général dans l’œuvre de Picasso. Le recours au signe (dans une définition conforme à celle de Matisse) demeure exceptionnel. Picasso est davantage le peintre du signal. Et le signal est toujours en rapport avec le registre du sexe.
Il arrive que Picasso utilise le symbole, par exemple dans Evocation (1901) dans la période bleue, après la mort de Casagemas. Ce que Matisse ne fait jamais. Mais, ce que pratique Picasso et qui le distingue radicalement de Matisse, c’est la métaphore.
--> Et d’abord l’Arlequin, métaphore du peintre.
--> Puis le Minotaure, nouvelle métaphore du peintre (du peintre Picasso). Le Minotaure apparaît pour la première fois en 1928. Mi-homme mi-bête incarne à la fois la brutalité, la violence des instincts sexuels primitifs et leur sublimation possible dans la création artistique à laquelle ils peuvent fournir l’énergie dont elle a besoin.



--> Enfin, le mousquetaire, figure dérisoire d’une virilité militaire révolue, l’âge ayant fait son œuvre.

Il faut se souvenir que Picasso quand il peint, peint un objet comme autre chose. Il se peint comme Arlequin, comme Minotaure, comme Mousquetaire. Il peint le guéridon comme le corps de Marie-Thérèse. Son registre est la métaphore.
Celui de Matisse est le signe. Il ne peint pas un objet comme un autre. Il peint l’objet lui-même tel qu’immédiatement l’œil l’identifie, le reconnaît, en prend possession.
Même le signe (au sens de Matisse) chez Picasso est métaphore : témoin Tête de taureau (1942) fait d'une selle de vélo et d'un guidon. Alors que le signe-femme(voir plus haut) chez Matisse n'a rien d'une métaphore.


CONCLUSIONS :

1. Matisse et Picasso ont des préoccupations de même nature qui animent leurs recherches. Et d’abord, l’invention d’un nouvel espace. Il faut tout ramener au premier plan. Parce que l’espace entre les objets est aussi important que les objets eux-mêmes.
Contre la Renaissance c’est un « retour » à la conception médiévale d'un espace sans profondeur. A ces différences près que :
1.L’espace médiéval est hiérarchisé (haut, droite, gauche, bas) donc n'a pas la même valeur en tout point (tout "lieu") alors que l'espace Matisse-Picasso a justement même valeur en tous points (comme celui de la Renaissance) : entre les choses aussi bien que dans les choses. 2.L’espace médiéval n’est justement jamais entre les choses puisqu’il est leur lieu (chaque chose habite un lieu qui est le sien).

2. Picasso cherche la solution à travers le cubisme : 1. Analytique : toutes les facettes de l’espace se concurrencent et luttent pour figurer (au premier plan). 2. Synthétique : des blocs d’espace s’assemblent pour constituer un espace à "n" dimensions toutes accessibles sur le même plan.
Le problème qu’il cherche à résoudre, en somme, est celui de la constitution d’un espace permettant de voir un objet de partout. Une vision totale.
La solution qui sera retenue, après le cubisme, sera celle d’une torsion maniériste de l’espace. L’espace est une feuille malléable qu’on peut tordre et déformer.

3. Matisse, confronté au(x) même(s) problème(s), imagine d’autres solutions : 1. Produire un champ all-over qui empêche le regard de s’arrêter au cadre. 2. Développer un système décoratif (c’est-à-dire: un système de dispersion des points focaux) en sorte que le regard soit contraint de circuler. 3. Faire coexister des espaces appartenant à des dimensions différentes (devant/ici/derrière ou dedans/dehors), établissant une stricte équivalence entre fenêtre/tableau/miroir). 4. Toujours ramener au plan de la toile comme lieu de cette coexistence des plans.

4. Cette différence de solutions quant au problème formel se marque aussi bien au niveau du contenu.a.Chez Picasso, le tableau fonctionne comme un regard. Tournées vers l’extérieur, les « figures » invitent le regard à entrer dans l’espace de la toile pour en réaliser l’unité.
La composition est alors formellement aussi concentrée (centrée,centripète) que son contenu est expansif (tourné vers le dehors).
Fermé de tous les côtés, le tableau est ouvert sur le devant : on entre toujours dans une toile de Picasso. C’est un même univers que celui de la toile et le nôtre.
b. Au contraire, un tableau de Matisse est fermé sur lui-même quant à son contenu. On demeure au-dehors, exclu de cet univers.
Alors que formellement, il est ouvert (centrifuge, all-over).
C’est que pour Matisse, peindre c’est transposer. Il ne s’agit pas de peindre un objet, mais de transposer sur une toile des impressions, des sensations en sorte qu’on passe de l’univers de la réalité, non à sa représentation virtuelle, certes, mais à un monde intérieur. Alors que pour Picasso, le monde extérieur entre dans la toile (collages du cubisme synthétique, par exemple), même si c’est métaphoriquement (une chose étant toujours peinte comme une autre).

5. Il est un point sur lequel les problématiques de Picasso et de Matisse ne se rencontrent pas, même si les solutions envisagées au sujet de ces problèmes différents ne manquent pas de se ressembler (collage, découpage).
Le problème de Picasso, c’est la vision totale. Matisse le partage, on l’a vu, et le résout par la réflexivité (solution « classique » du miroir). Mais c’est davantage, une fois ce problème résolu, la question des rapports de la peinture et du dessin qui le préoccupent.
Cette fusion des deux composantes de la peinture en général permet à Matisse de parvenir au sommet de son art. A la représentation de la chose, qu’il refuse, il substitue le signe de la chose, c’est-à-dire une indication au plus bref de ce qu’est cette chose.
Cette question des rapports dessin-peinture, Picasso ne l’ignore pas, mais ce n’est pas pour lui un problème. De même, il ne cherche pas à donner de la chose un signe, mais à la faire exister en lui donnant une dimension « totale ». Matisse tend vers l’abstraction, Picasso vers la matérialisation.

Matisse et Picasso révolutionnent donc l’un et l’autre la peinture. Mais sans doute Picasso davantage que Matisse. Une bonne partie de l’art de la fin du XX° siècle lui est redevable.


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