dimanche 24 mai 2009

LE XX°S CHAPITRE 33 : LE CUBISME (1) Construction d'un nouvel espace

CHAPITRE 33 : LE NOUVEAU MONDE DE LA PEINTURE 3. L'ESPACE : LE CUBISME (1)
Jacques ROUVEYROL



Bibliographie sommaire :
Pierre Cabanne Le Siècle de Picasso Folio, Essais 4 volumes
André Fermigier Picasso Le Livre de Poche, Références
Roland Penrose Picasso Champs/Flammarion
Josep Palau Picasso vivant (1881-1907) - Picasso cubisme (1907-1917) Könemann



I. LES ENJEUX

1. Le Moyen-Âge refusait la profondeur. Le primat de l’architecture sur les autres arts, au XII° siècle roman, excluait que l’on trouât le mur de « fenêtres » même illusoires ; le caractère symbolique de la pensée médiévale, religieuse, exigeait qu’on ne peignît ou sculptât qu’un espace sacré dans lequel tout devait figurer au premier plan.

2. La Renaissance, libérant le monde de Dieu, substituant la pensée « scientifique » à la pensée symbolique voulait qu’on représentât le monde dans ses rapports avec l’homme et les objets du monde dans leurs rapports réciproques ; d’où la perspective et la volonté d’une représentation en profondeur des choses dans un espace homogène.

3. C’est à la destruction de cet espace de la Renaissance et de la représentation en profondeur que s’attaquera le cubisme. Pourquoi ? La peinture, à partir de l'impressionnisme, est devenue autonome. Elle ne cherche plus à représenter (le monde). Elle doit construire son propre univers selon ses propres lois. Les fauves le font avec la couleur. Cézanne déjà et à présent les cubistes le font avec la construction d’un nouvel espace.

II. PICASSO CUBISTE

Né à Malaga le 25 octobre 1881, mort à Mougins, le 8 avril 1973, Picasso n’est pas le premier grand artiste contemporain, il est bien plutôt le dernier grand peintre de l’histoire de la peinture. Picasso est peintre comme Rembrandt ou Manet. De surcroît peintre figuratif, à l’opposé de Kandinsky ou Mondrian. Il tient même de la tradition des genres: natures mortes, scènes de genre, baigneuses, portraits, paysages, voire peinture d’histoire (Guernica). Alors que l’art contemporain s’est éloigné de la peinture. Ce qu’il révolutionne une dernière fois, c’est la peinture.


A. Le dernier des peintres.


Après Picasso, en effet, la peinture (pour un temps du moins) va d'une certaine manière rendre l'âme. Duchamp apporte son ready made et décrète qu'un objet quel qu'il soit, même emprunté à la banalité quotidienne (comme l'urinoir de Fontaine), pourvu qu'il perde sa fonction (son utilité) vaut un tableau, est une œuvre d'art. Support-Surface ne retient de la peinture que les supports (Dezeuze, les chassis ; Viallat, la toile). Les Nouveaux Réalistes prendront le ready made à son agonie, devenu déchet (affiches lacérées de Villeglé ou Hains; tableaux-pièges de Spoerri ou sculptures à base de matériaux recyclés de Tinguely). Les installations, les performances, les happenings, le body art, le land art et le reste n'ont plus rien à faire avec la peinture. Après Picasso, donc, plus de peinture et Picasso est le dernier des peintres.

Dernier peintre, il révolutionne une dernière fois la peinture. La première révolution fut celle de la Renaissance avec l'introduction de la perspective. La seconde, celle de l'impressionnisme avec le renoncement à la représentation (voir Trente et Unième Cours). La troisième sera celle de Braque et Picasso : la révolution cubiste.



B. L'influence sur l'art contemporain


En même temps, Picasso n'est pas étranger au renoncement à la peinture et aux trouvailles qui viennent la remplacer. Il invente les collages qui introduisent dans la peinture des éléments du "réel" qui ne sont pas de la peinture. En sculpture, César, Tinguely, Stankievicz sont ses héritiers. Jusque dans le retour à la peinture avec la Nouvelle Figuration, par exemple on sent son influence.





C. Les périodes pré-cubistes

1. LA PERIODE BLEUE 1901 - 1904




Picasso ne devient Picasso qu’avec la Période bleue (fin 1901 à 1904). La toile la plus caractéristique de cette époque: La Vie (ci-dessus) où figure Casagémas, ami de Picasso, mort par suicide en 1901. Toile symboliste méditant sur la solitude et l’impossibilité d’établir une relation entre deux êtres (spécialement entre homme et femme, Casagémas, impuissant, se serait suicidé pour avoir été abandonné de Germaine).


Mais, pourquoi la monochromie et pourquoi le bleu ? On pense aussitôt : le bleu est une couleur froide peu propice à l'expression de sentiments joyeux et la période qui entoure la mort de Casagémas n'est pas particulièrement joyeuse. Cette "explication" psychologique" n'est sans doute pas à rejeter, mais elle ne vient pas de la peinture-même. Il faut comprendre ce que la peinture dans son évolution propre exige. Et bien, si Picasso entre dans la monochromie, c'est simplement contre le fauvisme. Il faut partir de l'hypothèse que Picasso va toujours contre. Ainsi, contre la richesse des couleurs du fauvisme, Picasso installe la monochromie. Et, parce que le bleu est "la moins couleur des couleurs", contre la vivacité des couleurs du fauvisme, il choisit le bleu.


2. La PERIODE ROSE 1904 - 1906


La période rose est celle du cirque, des saltimbanques. Mais pas celle du spectacle (on est toujours hors la scène : ob-scène). Voici des bateleurs. Ils semblent n'avoir aucun lien entre eux, ils ne se regardent pas. Ils paraissent posés-là dans ce paysage auquel ils n'appartiennent pas (ils sont en costume de scène). Venus d'ailleurs, n'allant nulle part, ils sont nulle part. Déplacés hors de la piste. Dans un décor auquel ils sont étrangers. Cette fois c’est, un pas de plus, CONTRE TOUTE LA PEINTURE antérieure (depuis la Renaissance et pas seulement contre les fauves) que Picasso se tourne. La peinture de la Renaissance a crée l’illusion (du monde perçu, de la réalité). Picasso (avec ses bateleurs et autres Arlequins en costume mais hors scène) déréalise son univers ou, ce qui revient au même met en évidence l’illusion elle-même.





La question encore une fois se pose ici: pourquoi le rose ? Parce que le rose est la couleur qui s'oppose le plus au bleu et que Picasso n'avance pas seulement contre le fauvisme, contre la tradition picturale tout entière ; il avance aussi contre lui-même.
La monochromie sert bien la dé réalisation. C’est une décoloration du réel. Elle aplatit tout, ramène à un seul plan, ou tend à le faire. Le bleu éloigne, le rouge rapproche. Les mettre ensemble (polychromie) c'est créer l'illusion de la profondeur. Se borner à l'un deux, c'est supprimer cette illusion.
Le rose, c’est donc le rejet de l'illusion renaissante, le refus de la polychromie fauve et le refus du bleu. Bientôt, Les Demoiselles d’Avignon, seront le refus de tout.


D. LES DEMOISELLES D'AVIGNON


Les visages, visiblement, sont des masques.

2. Le masque.

Pendant l’hiver 1906-1907 Picasso, qui commence pourtant à être reconnu, remet une fois de plus tout en question avec une grande toile de 6 mètres carrés: Les Demoiselles d’Avignon. La toile « représente » une scène d’un bordel situé à Barcelone Carrer d’Avinyo. Elle restera neuf ans (jusqu’en 1916) avant d’être exposée (Galerie d’Antin); sera roulée jusqu’en 1920 et acquise par le collectionneur Jacques Doucet. Elle ne sera rendue publique qu’en 1937, au Petit Palais avant d’être achetée par le Museum of Modern Art de New York. Montrée seulement à quelques amis, la toile n’est approuvée que par Kahnweiler et Hude. Elle occasionne, sur ceux qui l’ont vue, un choc considérable.

Une étude de mars-avril 1907 esquisse un ensemble plutôt homogène, que la version finale, où s'opposent nettement le groupe des trois de gauche et celui des deux de droite, ne semble pas retenir.


1. Les influences ?



a. A l'époque, Picasso revient de Hollande, peut-être avec des images de scènes de taverne chères aux hollandais du XVII° siècle ; avec des marins et des têtes de mort présentes dans les vanités et les scènes représentant les saints ermites ( comme le Jérôme de l'entourage de Massys vers 1520 Düsseldorf, Kunstmuseum). Les natures mortes, aussi.
Dans sa version finale, la tête de mort et le marin seront éliminés. La nature morte seule sera conservée.




b. A considérer les femmes de gauche, la référence est clairement aux Trois Grâces. Mais clairement aussi à des peintres différents. A Ingres pour la femme la plus à droite de ce groupe,


à Cézanne, pour celle qui est au centre,
à Cézanne, encore, pour la plus à gauche.


80 longues pauses n’ont pas permis à Picasso d’achever le portrait de Gertrud Stein l’hiver 1906. En août il le reprend et l’achève sans le modèle. Le visage est ... un masque (d'inspiration ibérique).


Quel est le sens de cela ? Pour toute la peinture classique le visage aussi était un masque : celui du profil grec. Le raccourci en est un autre qui donne l'impression de la profondeur dans la peinture d'un corps. Le premier comme le second sont rejetés par un Picasso qui se définit toujours et encore contre toute la peinture antérieure. Dans la peinture du visage, dans le portrait, cela donne un nouveau masque qui se trouve complété par les déformations que nous avons rencontrées dans la sculpture romane, au XII° siècle.





Les figures sont aplanies, le relief refusé, la profondeur niée. En revanche, on emprunte à Cézanne le passage qui met en relation la figure et le fond en les faisant s'interpénétrer. Avec pour résultat un aplatissement de l'espace encore renforcé.

.......................................               Cézanne................................. Picasso

En résumé, 1. Usage du masque pour les visages, 2. Déformations visant à étaler les visages, 3.Utilisation des passages cézaniens: 4. Autant de moyens de refuser la peinture renaissante.

Pas moins de 809 croquis seront nécessaires à Picasso pour mettre au point ses Demoiselles. On y note ce qui respecte la tradition : la composition, d'abord, les modèles ensuite (on l'a vu : Ingres, Cézanne). La révolution en est d'autant plus frappante. Bien que quelque chose soit respecté de la peinture ancienne, celle-ci apparaît entièrement subvertie.

c. La nouveauté est encore plus explicite sur les femmes de droite.
On a pu penser (Fermigier, par exemple) à une influence de l'art nègre, aux masques africains. Cette interprétation paraît assez contestable en ce sens que l'art africain est plus un art du concept qu'un art du percept. Les yeux sont le siège du regard et celui-ci est conçu comme une "flèche" qui s'élance vers quelque chose qu'il faut tuer ou aimer. L'oeil, sur le masque, sera donc en saillie. Ce n'est pas le cas dans les Demoiselles. Le nez est conçu comme un solide géométrique médian au regard duquel s'organise le visage. Il n'est rien de tel dans les figures des Demoiselles. Certes, Picasso connaît les masques africains par Vlaminck et Derain qui les collectionnent. Mais l'art africain ne semble le "frapper" (il dit avoir reçu un "choc") que quelques temps après avoir peint les Demoiselles, en entrant au Trocadéro dans l'ancien Musée d'Ethnographie. L'hypothèse est que ce choc est dû à la surprise de retrouver dans ces masques le résultat de ses propres recherches. Mais alors, d'où viennent ces masques ?
Ce qui est ici introduit, c'est le mouvement. Il n'est que de considérer le nez de la femme assise. Visiblement elle a tourné la tête vers le centre de la toile et le pinceau a gardé la trace de ce mouvement.



C'est aussi vrai pour la femme debout derrière elle. Ce n'est pas le tremblé Cézannien (des Grandes Baigneuses, par exemple) qui anime les corps en brouillant leurs contours ni le mouvement maniériste (serpentin de la Victoire de Michel-Ange à Florence) qui n'admet les déformations du corps que pour autant qu'elles expriment la grâce, ni le mouvement futuriste décomposé qui juxtapose les séquences d'une progression ou agite l'ensemble de la composition. C'est une trace qui "informe" (ou déforme) tout le visage (et seulement le visage) et interdit à l'oeil (ou au cerveau) de considérer l'ensemble comme statique.


d. Enfin, la mise ensemble de ces poseuses immobiles de gauche (qui ne sont pas sans rappeler celles de Seurat) et des femmes agitées de droite est sans doute ce qui surprend (et choque) le plus, ce qui rejette d'une façon radicale les conventions de la peinture. Mais Picasso ne sait pas encore trop quoi en faire (d'où la longue mise "au placard" de cette œuvre). Pour les Demoiselles de gauche, Picasso recourt donc au masque. Pour celles de droite, au mouvement. L’œuvre ne présente donc pas d’unité de traitement. Le tableau pose un problème à Picasso. Un problème pour lequel il n’a pas encore de réponse. Comme à chaque bouleversement (entrée dans le bleu, puis dans le rose), Picasso a en vue toute la peinture précédente et a pour objectif de lui tourner le dos. Son problème est donc, comme il l'a été déjà pour l'impressionnisme, celui d’un renoncement à la représentation (qui se donne comme illusion du réel dans une représentation de l’espace en profondeur, issue de la Renaissance). La solution à ce problème, c’est dans le CUBISME qu’il va la découvrir et la mettre en œuvre.

E. LA PREFIGURATION DU CUBISME.


Picasso cherche. Il explore successivement ou simultanément plusieurs pistes:

1.La coexistence des plans.
2.La solidification de la lumière.
3.La dé-singularisation de la figure humaine.
4.L’usage des reflets.
L’objectif : l’élimination de la profondeur.


1. La coexistence des plans.
Voici le Nu couché avec personnages de 1908. Plus exactement, à gauche, un détail tel que, si nous oublions le titre, le personnage semble représenté debout et que l'impression est de planéité. A droite, le même détail du tableau élargi fait apparaître un personnage supplémentaire auprès duquel le premier paraît couché en effet et de telle sorte que la profondeur apparaît dans la toile.



On pourrait faire le même commentaire sur L'Offrande (1908) ou sur la Femme assise dormant (1908) que sa jambe droite nous montre debout (et plane) tandis que sa jambe gauche nous la montre assise (en profondeur), de sorte que les deux plans coexistent ici sur un même sujet sans le secours de personnages supplémentaires.
Cette solution est donc trouvée en 1908 comme solution à un problème posé en 1907 par le Nu à la Draperie. Dans cette œuvre, le personnage paraît ou couché ou debout (ce qu'indique son pied droit), mais sans combinaison de planéité et de profondeur, car, debout ou couché, c'est toujours seulement un plan.


On voit ici Picasso réfléchir à la question de la construction de l'espace en peinture. Mais le cubisme n'est pas encore là.

2. L'élision ou la solidification de la lumière.




Classiquement, le sujet est disposé dans un espace, mieux, un milieu. Ce milieu est lumineux (fait de lumière et d'ombre) et le sujet se détache plus ou moins, selon l'éclairage, dans ce milieu. En "solidifiant" la lumière, Picasso lui donne une consistance aussi dense et "matérielle" que celle des autres objets (ou du sujet lui-même). Il en résulte que la figure ne baigne plus dans un environnement, que l'espace qui "entoure" le sujet vient sur le même plan.


3. La dé-singularisation de la figure humaine.

Une autre piste dans la recherche de l’élimination de la profondeur, c’est celle qui consiste à mettre sur le même plan la figure et son environnement, le paysage par exemple. La figure humaine devant y perdre sa singularité. Deux solutions:


a. La fusion de la figure dans le paysage.



Ainsi dans ce Paysage aux deux figures (1908) où le jeu consiste à repérer les deux corps dont l'un (racine) est étendu et l'autre (tronc) en station verticale. 

b. L’égalité de traitement entre la figure et le paysage.


Dans La Dryade (1908), les volumes utilisés pour figurer le corps et ceux utilisés pour figurer le paysage sont de même nature.


4. L'usage des reflets.




On a compris que ce que Picasso recherche est lié au rapport du sujet avec le fond, avec le "milieu" et que la grande idée de Picasso est que l'un n'a aucune raison d'être privilégié l'un par rapport à l'autre. Dans mon regard ordinaire, tous les objets constituent un fond (se confondent) à l'exception de celui que privilégie mon attention (motivée par le désir, le besoin, le travail ...). Théorie de la perception que développe le philosophe Bergson. Ceux que je distingue tout de suite y retourneront tout à l'heure (à la fusion). L'objectif de Picasso est paradoxal, évidemment, puisqu'il s'agit pour lui de distinguer le fond ou plus exactement de le mettre à égalité de perception avec la figure. Alors, en traitant l'objet et son reflet de manière égale, le fond parvient au niveau de la figure (ou celle-ci vient au niveau du fond) : sur le même plan.

F. L'EMERGENCE DU CUBISME.


1. Portrait et paysage.
On note dans le portrait une prépondérance des courbes (Torse d'homme nu ou l'Athlète 1909) et dans le paysage une prépondérance des polyèdres (Le Réservoir de Horta 1909, La Tuilerie à Tortosa 1909). Mais déjà dans le Portrait de Fernande (1909) le paysage (le fond) envahit le portrait (la figure). Davantage encore dans la Femme nue sur un Fond de Montagne (1909).



Quel est le but de cette géométrisation du portrait ? Rien d'autre que l'élimination de la profondeur. L'espace de la Renaissance était un cube dans lequel les objets et les sujets avaient à prendre place comme des acteurs sur une scène. L'espace de Picasso (et cela vient de Manet, on s'en souvient) est un plan (celui de la toile). Un plan non dans lequel (Renaissance) ni même sur lequel (Manet, l'impressionnisme et le fauvisme), mais duquel (c'est là l'invention de Picasso) la figure doit se constituer.
Dans cette idée réside le cubisme. On voit ci-dessous l'évolution qui conduit de cette dernière phase au cubisme analytique proprement dit.


G. LE CUBISME ANALYTIQUE : LA SCULPTURE DE L'ESPACE

1. Trois portraits cubistes (1910)


--> A la Renaissance, on sculpte dans l'espace. au XII° siècle (paradoxalement plus près de Picasso), on sculpte l'espace lui-même : le lieu dans le bas relief mais aussi l'espace lui-même quand le "ciseau" des maçons découpe dans l'espace profane un bloc d'espace sacré qui prend la forme d'une église.

--> Le paradoxe du cubisme c'est qu'il se donne comme une sculpture de l'espace plan.

a. Il institue d'abord une rivalité des plans. Chaque facette de la figure ou du fond prétend au premier plan. Tout le cubisme analytique réside dans cette rivalité des plans. Dans ce Portrait d'Ambroise Vollard tout : le fond et la figure, lutte pour figurer au premier plan et y parvient, mais fragmentairement. D'où cette décomposition en facettes. Le "fond" (qui n'en est plus un) et la "figure" (qui n'en est plus une) sont faits d'une même "matière spatiale". l'un et l'autre s'entrechoquent en une lutte pour venir en avant.



Ainsi dans les deux autres portraits de la même époque, celui de Ude et celui de Kanhweiler.

b. Le danger, c'est à présent celui de l'abstraction. La ressemblance exige le relief (à défaut de la profondeur). Picasso va pourtant tenter, pour aller jusqu'au bout de sa démarche, de supprimer le relief. La Femme debout en marche (1910) ci-dessous, n'est pas reconnaissable dans la partie haute, complètement abstraite (et sans relief aucun).



Jusque là, il y avait les choses et un langage cubiste qui les prenait et les déformait. A présent, il y a un langage cubiste et les choses qui sont produites (écrites) par ce langage.

c. Mais Picasso renoncera vite à cette incursion dans l'abstraction. C'est que son but n'est pas l'écriture mais la sculpture. Revenir au relief mais au relief dans le plan : en cela consiste le cubisme.

2. Comment comprendre le cubisme ?

On peut tenter plusieurs interprétations.

a. L'interprétation platonicienne (celle de Fermigier, par exemple).
Nos sens ne voient que l'apparence des choses. Leur réalité véritable leur est cachée. Cette apparence se révèle à nos sens par l'éclairage qui distribue arbitrairement l'ombre et la lumière. Le tableau cubiste distribuera cette lumière de façon équitable (voir ci-dessus le Portrait de Vollard) : chaque facette reçoit une quantité égale de lumière et d'ombre.
Cette apparence est rendue à nos sens, en peinture, par la perspective. C'est elle qui nous fait voir plus petits les objets les plus éloignés. Le tableau cubiste, pour revenir à la réalité cachée sous cette apparence, ramènera les objets "à leur taille" en refusant la perspective.
Cette apparence consiste encore en ce que les objets sont séparés les uns des autres par des contours. La simple loi de l'attraction nous enseigne qu'au contraire les choses matérielles tendent à s'agglomérer. Là où les impressionnistes, pour revenir à la réalité, jouaient de la lumière, là où Cézanne introduisait des "passages", le tableau cubiste "déplie" les objets, les faisant se pénétrer les uns les autres arrêtant cette imbrication seulement à la limite de la reconnaissance.
Le vide rendu par la profondeur n'est lui-même qu'une apparence (la nature "en a horreur"). Le tableau cubiste peindra de la même manière les objets et l'espace qui paraît les séparer. Simplement, pour qu'ils restent reconnaissables, des traits délimiteront des "rebords" d'où couleront des ombres vers l'espace alentour.
Mais le tableau lui-même n'est-il pas qu'une apparence ? C'est sans doute pour résoudre ce paradoxe que Picasso introduira dans la peinture elle-même des fragments du réel.





En résumé, il y aurait, selon la conception platonicienne, un univers sensible des apparences et un univers intelligible des essences. Le peintre de la Renaissance peignant ce qu'il voit et comme il le voit serait le peintre de l'univers sensible. Le peintre cubiste, celui de l'univers intelligible donnant à voir les choses et le monde comme ils sont.
Que penser de cette interprétation ? Picasso ne peint pas des concepts. Son art n'est ni conceptuel ni abstrait. Picasso, c'est un oeil. Il peint ce qu'il voit, pas ce qu'il pense. Simplement (comme l'artiste bergsonien) il voit plus que ce que voit le commun des mortels. Ce qu'il voit, c'est un espace compact dans lequel il n'y a pas de vide. Un espace qu'il faut sculpter pour y faire apparaître des objets à l'image de ceux que nous voyons.

b. Une peinture "tactile".


Selon cette interprétation de Paulhan, le cubisme serait de la peinture pour aveugles. Les objets présenteraient aux yeux des facettes (les aspects par lesquels ils seraient touchés au cours de leur rencontre avec un corps qui se déplacerait en aveugle dans un espace donné). Nous voyons des totalités, mais nous ne touchons que des fragments de ces totalités. Chacun en peut faire l'expérience en traversant les yeux fermés un espace même connu. La présence des objets s'y fait sentir avant même le contact. La profondeur s'amenuise. Tout se rapproche. La valeur-même des choses change : pas d'objet qui "ressorte" plus qu'un autre. Chacun d'entre eux représente le même danger. Le ton lui-aussi est changé : il n'y a plus du lisse et du rugueux, mais toute chose est hérissée de pointes.
Le tableau cubiste est ainsi, point par point : tout plan. Tout au premier plan. Tout fait d'angles et d'arrêtes.
Oui, mais le tableau se voit. Se voit plus que les choses-mêmes. Ce qui fait que dans la perception ordinaire nous distinguons des choses et d'autres pas (et encore de façon fluctuante), ce sont nos besoins, nos désirs, nos intérêts de toutes sortes. Ce que le tableau cubiste nous donne à voir, c'est tout, débarrassé de cette perception intéressée.
Ainsi, le tableau cubiste ne nous livre pas :
--> le monde que nous percevons. C'était là la fonction du tableau classique.
--> le monde que nous concevons. C'est la fonction du tableau abstrait.
--> le monde dont nous rêvons. Ce sera l'objet du tableau surréaliste.
Il nous livre le monde tel qu'il est : le réel c'est-à-dire : un monde d'ébauches (dans lequel je ne sens que l'angle de la table que je heurte); un monde d'ébauches liées, solidaires (dans lequel je touche à la fois de la hanche l'angle de la table et de la main la pile des livres) ; un monde d'ébauches géométriques liées (dans lequel je me déplace entre des angles, des cubes, des sphères) ; un monde énigmatique (car les objets que je touche ne se laissent pas reconnaître tout à fait) ; un monde de présences (c'est-à-dire un monde de choses qui résistent à l'imagination et à la pensée car je sens bien que l'image que je me fais de cette table que je viens de heurter voire-même le plan que j'en dresse, ne correspondent pas exactement à la sensation que j'en ai).Ainsi, si l'espace à la Renaissance est représenté, dans le cubisme il est vécu. Pour la première il est espace des géomètres, pour le second il est espace des aventuriers. Réel. Opaque.
Cette interprétation a le mérite de rendre compte des caractéristiques du tableau cubiste. Mais elle ne décrit que l'expérience du spectateur. Pas celle du peintre. En outre, elle n'est qu'analogique et prête du même coup à contradiction. Paulhan, retraçant la traversée nocturne de son appartement écrit : "j'étais précisément entré dans une toile de Braque ou de Picasso". Or, s'il est possible d'"entrer" dans une toile de la Renaissance (dans le "cube") il ne peut en être question justement dans une toile cubiste (un plan).

c. Sculpter le plan.




Soit une pomme. En plâtre, sculptée par Picasso entre 1909 et 1910 (figure de gauche). Elle est assez représentative. On la reconnaît sans qu'il y ait besoin d'aller plus loin, jusqu'au lissage. L'air et la lumière ne glissent pas sur elle, justement, comme si elle était dans un milieu. Au contraire, elle provoque l'espace alentour, lui arrache des parties, le mord et est mordue par lui. Elle est comme fichée d'éclats d'espace. Impossible de la loger (figure du centre) dans l'espace lissé d'un compotier à la Juan Espinosa. Elle n'est pas compatible.
En revanche, cette pomme, pour peu que nous l'introduisions dans une toile cubiste (figure de droite) elle fusionne avec lui pour ne plus faire qu’un plan. Et cela nous dit tout sur l'espace de la toile cubiste : il est sculpté.
Le cubisme analytique fait apparaître l'espace comme un bloc (ce qu'est le bloc de pierre ou de marbre du sculpteur) ; comme un bloc duquel (et non dans lequel) il faut faire émerger des figures. Chaque détail est une partie taillée de cet espace qui "lutte pour la vie" (pour la figuration) au premier plan parce que le premier plan est le seul plan du tableau cubiste analytique.
(à suivre : le cubisme synthétique)


Pour télécharger les DIAPORAMAS du cours :

Le cubisme (1)
Le cubisme (2)

3 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est tres bien voir excellent meme c'a m'a trop servit pour monoral histoires des arts.Merci beaucoup

Chanemougam a dit…

c est bien

Anonyme a dit…

Très jolie blog !
Merci pour vos informations.