lundi 4 mai 2009

LE XX°S CHAPITRE 35 & 36 : L'ART ABSTRAIT, LE SURREALISME

CHAPITRE 35 & 36: LE NOUVEAU MONDE DE LA PEINTURE (4) : L'ART ABSTRAIT, LE SURREALISME.
Jacques ROUVEYROL
CHAPITRE 35 L'ART ABSTRAIT

1. On a tort d’opposer abstrait et figuratif. Un tableau abstrait est fait de figures. Il faut opposer abstrait à représentatif. Un tableau abstrait ne représente rien.

2. La peinture moderne a renoncé à la représentation du monde. Il ne lui reste dès lors :

-plus qu’un objet : elle-même. Cela mène à l’abstraction.
-ou un sujet : le peintre. Cela mène au surréalisme.

3. Considérons le premier point. La peinture moderne a dû se constituer son propre monde (création d’un nouvel espace (Cézanne, le cubisme), de nouveaux rapports de couleurs (Fauvisme). Cet espace, ces rapports constituent un milieu dans lequel les objets prennent des aspects nouveaux.
L’art abstrait fait un pas de plus en reniant ces objets. Chez Cézanne, Picasso, les fauves, il y a encore des pommes, comme à la Renaissance ; mais elles n’ont plus l’aspect des pommes « classiques ». Avec l’abstraction, la pomme disparaît à son tour.
C’est la peinture qui devient l’objet de la peinture.

4. Il ne faut pas confondre, pourtant, abstraction et ornementation. Les rinceaux qui agrémentent le tailloir des chapiteaux romans ne sont pas abstraits. Ils partent en effet de la réalité, en l'occurence, d'une réalité végétale. Ne pas confondre non plus abstraction et stylisation (ou schématisation). Les peintures murales de Catal Hüyük (Anatolie) montrent un taureau et des silhouettes humaines faites de traits qui empruntent encore à la réalité. Ne pas confondre, enfin, abstraction et décoration. Les décors géométriques qui ornent bien des vases grecs antiques d'un côté partent souvent de la réalité et, d'un autre côté, sont dépourvus de signification, ce qui n'est pas le cas de l'œuvre abstraite.

5. L'abstraction, enfin, a revêtu deux formes pour l'essentiel : l'abstraction géométrique (années 1910 - 1940), l'abstraction lyrique (après 1945). On ne s'attachera dans ce chapitre qu'à ce qui précède la seconde guerre mondiale.


I. ABSTRACTION ET THEORIE

A l’origine, l’abstraction s’accompagne d’une littérature dans laquelle le peintre éprouve le besoin de justifier et d’expliquer le renoncement à la figuration (représentation).

a. Kandinsky tient un discours intuitionniste opposé au rationalisme qu’on aurait pu attendre de la part d’un art qui renonce à figurer le monde des objets sensibles traditionnellement opposé à celui des idées pures, à celui de la raison pure.

b. Mondrian tient un discours quasi mystique (il est adepte de la théosophie), spiritualiste, comme Kandinsky mais aussi peu rationaliste bien qu’il prétende avec la symétrie et l’asymétrie de ses lignes droites horizontales ou verticales rendre compte de la Loi même de la nature : produire dans ses œuvres un équivalent de la nature.


c. Malevitch, fondateur du Suprématisme qui cherche à substituer à la réalité objective une réalité qui la transcende, n’est pas spiritualiste, lui, mais nihiliste, donc aussi peu rationaliste que Kandinsky ou Mondrian. L’objectif de l’art est de rendre compte du rien en quoi tout se résout.

Pourquoi l’œuvre d’art abstraite éprouve-t-elle le besoin de se redoubler d’un discours sur elle-même ?


II. LES VOIES DE L'ABSTRACTION

C’est par des voies différentes que ces trois fondateurs de l’abstraction géométrique parviennent à l’abstraction.

1.Mondrian. Il n’est pas à l’origine de l’art abstrait, mais sa démarche manifeste très bien le détachement à l’égard de l’objet.

a. A la fin du XIX° siècle, le tableau – au musée – devient un objet à voir (en tant que tel et non plus en tant que représentation d’autre chose). Là réside la condition de l’abstraction. Le tableau s’arrache à ce qu’il représente. Il devient concret, une chose, un objet presque comme un autre.
Comme le tableau est devenu objet, le peintre peut montrer comment cet objet s’élabore : le processus de la création. Le processus le plus évocateur à cet égard est la série. Lorsqu'en 1881 Monet peint ses Meules, il ne montre pas simplement le même objet sous différents éclairages, il montre comment on peint une meule ("Le Tableau" étant tenu d'être la synthèse des différents moments détaillés par la série). C'est ce qui se passe chez Mondrian dans la série des Arbres (de 1905 à 1913), dans la série de La Mer (de 1907 à 1915) ou dans celle sur L'église (de 1914-1915).


Il y a dans ce premier résultat quelque chose de l'héritage de Matisse : le signe est ce à quoi on reconnaît immédiatement une chose sans acoir à la représenter.


b. Mais on n'est là encore qu'un premier temps du processus d'abstraction. L’étape suivante sera de partir du signe pour aller au principe : Le néo-plasticisme est ce qui en résulte. C'est ce qui a lieu dans la composition avec signes plus et moins de 1917.



Ensuite, toute une théorie trouve à s'exprimer : L’angle droit, par exemple, se donne comme l’expression plastique de ce qui est constant. Le plan rectangulaire ou carré reçoit (ou restitue) la couleur : bleu, jaune, rouge (secondé des deux non-couleurs : blanc et noir), etc.




2.Kandinsky. Il est à l’origine du premier tableau abstrait : une aquarelle de 1910. Mais chez lui aussi, le passage à l’abstraction se fait progressivement :

a. Les Impressions (1911) C'est la traduction picturale d’impressions naturelles.

b. Les Improvisations sont l'expression « d’événements de caractère intérieur ».

c. Les compositions, enfin, des improvisations lentement élaborées et reprises.



3. Malevitch. Il est le peintre de la peinture de l’absence de l’objet (« le rien dévoilé »).

Les premiers tableaux abstraits datent de 1913-1915. Malevitch en 1915 à l'Exposition 0,10 affiche pour la première fois son célèbre tableau Carré Noir sur fond Blanc (peint vers 1913).

Notons d'abord qu' il ne s’agit pas d’un monochrome puisque la "figure"(noire) se détache sur un fond » (blanc). Dès lors, c'est clair : une figure, un fond et un contraste maximum entre les deux : c’est une démonstration de ce qu’est un tableau. L'art abstrait fait sa propre théorie de l'art.

Notons en outre qu'il y a eu différentes versions du Carré Noir :
-1915 Huile sur toile 79.5 x 79.5 cm
-1920 Huile sur toile 106 x 106 cm (ci-dessous)
-1929 Huile sur toile 80 x 80 cm



Il est intéressant de noter l'évolution de cette "série". Le premier carré ne l'est justement pas tant que cela (d'où le titre aussi donné de Quadrilatère), alors que les deux "copies" le sont. Tout se passe comme si les deux tableaux suivants se donnaient comme des répliques de l'idée énoncée par le premier.
A cet égard, l'évolution du Carré rouge est significative. Carré à l'origine (1915), il est repris sur la toile-même par Malevitch : étendue vers le haut à droite et "gommé" sur la bas à gauche. Comme si on "chassait" là l'idée du carré pour en "revenir" au tableau, à la peinture.

Autrement dit, avec ces Carrés de Malevitch, on est sans arrêt entre peinture et concept. Comme avec le Carré blanc sur fond blanc on va se trouver à la limite du visible et de l'invisible. Là, la forme s'estompe. On peint la disparition de la figure. La fin de la peinture.


C'est après Carré blanc, en effet, que Malevitch abandonne progressivement la peinture pour le dessin. « La peinture a depuis longtemps fait son temps et le peintre lui-même est un préjugé du passé », écrit Malevitch (Ecrits Tome 1 p. 123)

Si l’abstraction conduit bien en effet à se passer du monde comme objet de la peinture, pourquoi ne conduirait-elle pas à se passer de la peinture elle-même ?


III. LE CONSTRUCTIVISME

Le constructivisme inauguré en Russie par Malevitch et Rodchenko ne se limite ni à la Russie ni à la peinture. C’est un mode de pensée dont l’influence est toujours présente dans l’architecture et ce qu’on nomme le design.

1. Le Corbusier
L’idée de base c’est la fonctionnalité. Un objet doit livrer sa fonction au premier regard, dans sa forme-même. « Un fauteuil est une machine à s’asseoir » (Le Corbusier). Ci-dessous, Fauteuil Le Corbusier 1929



Une maison, à son tour, est « une machine à habiter », « un outil », selon Le Corbusier. Qu’il s’agisse de maisons particulières comme la Villa Stein/de Monzie à Garches 1926-1928 ou la ou la Villa Savoye, à Poissy 1928 ; ou d’immeubles d’habitations collectives.
Sur le premier versant, ce seront encore la Maison Citrohan 1921-22, type même de la « maison-outil », produite en série, aux éléments préfabriqués. Ci-dessous, cette maison, à gauche et un modèle voisin, à droite, de la Cité Frugès à Pessac (Gironde).



La « sérialité » des maisons ainsi conçues conduit à une organisation en lotissements. C’est le cas des Maisons Monol 1919.
Sur le second versant, c’est l’idée de l’Immeuble Villas. Un immeuble ou chaque appartement est doté d’un jardin à son étage.



Ce sont aussi les Unités d’habitation comme celle de Fiminy, dans la Loire, 1964-1967. L'édifice comporte 414 logements de type HLM, ainsi qu'une école maternelle, sur trois niveaux, au sommet de l'édifice. La plus célèbre est à Marseille : Unité d’habitation Cité Radieuse, Marseille 1945-1952. Elle est construite à partir d’une référence nommée Modulor. Le Modulor est un système de mesures basé sur les proportions du corps humain, déterminant ainsi les dimensions de tout espace destiné à l’homme.


Composée de 360 logements, la Cité comprend également dans ses étages centraux des bureaux et divers services commerciaux (épicerie, boulangerie, café, hôtel, restaurant, librairie spécialisée, etc.). Le toit- terrasse, libre d'accès au public de l'unité est occupé par des équipements publics : une école maternelle, un gymnase, une piste d'athlétisme, une petite piscine et un auditorium en plein air.

2. Le Bauhaus
Le constructivisme a son école : le Bauhaus (« Maison de la Construction »)

Gropius qui en est le fondateur (en 1919) en donne l’objectif : « Le but final de toute activité plastique est la construction ».

Hannes Meyer (architecte) qui lui succède en 1928 préconise : « les créations doivent être « nécessaires, justes et de ce fait aussi neutres que l'on puisse imaginer ». C’est la définition du fonctionnalisme.

Réconcilier les beaux-arts et les arts appliqués. Tout repenser : de l’ustensile de cuisine à l’immeuble en ces termes : la forme traduit la fonction et rien de plus. C’est l’invention de ce qu’on nomme aujourd’hui le Design.

3. L’architecture.

a. Gropius (1883-1969) :
Il invente les Immeubles-lamelliformes qui sont des constructions étroites de 10 à 20 étages perpendiculaires à la rue mais orientées en fonction du soleil et isolées par des zones de verdure.

b. Mies van der Rohe (1886-1969) :

Il est le père des gratte-ciel. Il conçoit entre autres un projet de gratte-ciel à ossature métallique et enveloppe de verre. « La peau et les os ». Voilà à quoi doit se résumer l’architecture.

c. Le Style international :

Ce style sera la conséquence de ces inventions. Ses caractéristiques :
Philip Johnson construira avec Mies van der Rohe le Seagram Building 1954-1958 mais aussi le IDS Center Minneapolis 1972, le Urban Glass House New York. On doit à Raymond Hood et John Mead le Daily News Building , New York 1929-1930, à Reinherd & Hofmeister, Corbet, Harrison & MacMurray, Raymond Hood et Fouilhoux le Rockefeller Center , New York 1931-1939, à Skidmore, Owings & Marrill le Chase manhattan Bank New York 1955-196

Du côté des maisons particulières, la philosophie sera : pureté des lignes et intégration dans l’environnement. Ainsi, de Philip Johnson, la Maison de Verre 1949 (ci-dessous), de Mies van der Rohe la Maison Farnworth 1946-1951 l’une et l’autre entièrement fondues dans le paysage comme la célèbre Maison de la Cascade de Franck Loyd Wright de 1937.





IV. L’ABSTRACTION LYRIQUE

A partir de 1945 se développe un autre versant de l’art abstrait : l’abstraction lyrique.

-Elle a à voir avec les tendances plus ou moins abstraites du surréalisme (Masson, Miro, Ernst, Tanguy)

-Elle correspond à une libération du geste (Hartung, Wols, Schneider, Soulages).

-Elle est moins un courant qu’un ensemble de réactions aux rigueurs jugées quelquefois « stérilisantes » de l’abstraction géométrique.

1. Hans Hartung 1904 – 1989

Caractéristiques :
Spontanéité du geste, fluidité et rapidité de la touche, contrastes prononcés. Et aussi, grattages, incisions aux couleurs acides, griffonnage.
Un caractère fréquent de l’abstraction lyrique, c’est la prise en compte du temps. Ralentissements ou accélérations du geste. Lenteur de la tache et vitesse du trait.

L’objectif ? Réintroduire la vie dans le tableau, le hasard dans la nécessité, et, pour cela, le temps dans l’espace. Ci-dessous, Composition IV 1953.



2. Pierre SOULAGES 1919 - …

Si le temps passe chez Hartung, il se fige chez Soulages. Couteau et spatule remplacent le pinceau. Le dynamisme (la vie) ne résulte plus du geste que l’œil reconstituait à la vision d’une toile de Hartung, mais du contraste entre le fond blanc et les masses noires. Ci-dessous une œuvre de 1963.

Plus tard, le « fond disparaît » et c’est à la lumière qui se reflète sur les stries de la peinture que le dynamisme se voue.


3. Georges MATHIEU 1921 - …

Caractéristiques :
L’improvisation contre la préméditation. La spontanéité contre l’observation du modèle ou la conceptualisation. Ci-dessous, Les Capétiens (peint en 1h20mn) 1954. La vitesse d’exécution est ici à prendre comme une performance (ce qui, voir le cours de 3ème année sur le sujet, n’a rien à voir avec un « exploit » comme le sens commun du terme pourrait quelquefois le laisser entendre).



L’œuvre est la trace d’un geste (d’une gestuelle). A rapprocher, évidemment, du dripping de l’expressionniste abstrait Pollock (voir cours de 3ème année, Chapitre 38).

Là encore, le temps. Celui de la création. Ni le passage comme chez Hartung ni le présent figé de Soulages, mais l’instant. On est, on vient de le dire, au voisinage de l’action painting inaugurée par Pollock.


4. Otto WOLS 1913 - 1951

Avec lui nait ce qu’on (Michel Tapié) a nommé l’art informel. Ici, on part de la matière et c’est d’elle que doit surgir la forme.
Une forme ni représentative ni géométrique ni gestuelle ni même générique (comme le « haricot » d’un Viallat ou la « croix » d’un Noël Dollat., voir cours de 3ème année : La mise à mort du Tableau : BMPT, Support/Surface, le GRAV). Ci-dessous, L’œil de Dieu.



5. Jean FAUTRIER 1898-1964

Chez Fautrier, la matière est prise pour elle-même au point d’exclure pratiquement la forme. Ici, I’am fawlling in Love 1957.



6. Jean DUBUFFET 1901 - 1985

A l’expression “art informel”, Dubuffet préfère “Art Brut ».Ici, On est à l’opposé de ce que seront le minimalisme et l’art conceptuel (voir cours de 3ème année) . Pas de plan préconçu, mais une tache et la main qui exploite l’accident jusqu’au surgissement d’une « forme » indéfinie et, comme telle, malléable encore. Le procédé sera utilisé par les surréalistes (chapitre suivant), mais dans une tout autre optique : celle de la révélation du sens, d’une forme reconnaissable. Ci-dessous, Paysage blond (Série des Paysages du Mental ) 1952.



En résulte dans la série des Corps de Dame, par exemple, non pas la forme de la femme mais ce qu’on appellerait plus justement l’informe de la femme.



Ci-dessus, Corps de Dame (Série) 1950, Corps de Dame aux cheveux de côté (Série) 1950, Corps de Dame, L’Hirsute (Série) 1950.

Des années 1910 à 1950 et plus, la France, L’Ecole de Paris invente l’abstraction.
Une peinture qui dérive de la révolution impressionniste : de l’Olympia De Manet et des Séries de Monet.
Une peinture qui refuse le monde et sa représentation.
Une peinture qui se prend pour objet délibérément.

D’un côté, abstraction géométrique (ou « froide ») elle cherche par le simple (le point, la droite, la courbe et les couleurs fondamentales) à rendre compte du complexe.

Son univers : l’espace, la forme.

D’un autre côté, abstraction lyrique (ou « chaude ») elle s’efforce par le simple (le trait, la tache, le geste spontané, la matière « informe ») de retrouver la complexité de la vie.

Son univers : le temps, la matière.

Il appartiendra à l’Ecole de New-York, devenue dominante après la guerre, de poursuivre l’évolution de la peinture abstraite. Ce sera l’expressionnisme abstrait.

Toutefois, dans la période où se développe en France l’abstraction, un autre courant d’importance prend le sujet (le peintre) comme objet de l’œuvre d’art. C’est le surréalisme (qui n’entre pas pour rien dans le développement outre-Atlantique de l’expressionnisme abstrait).

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CHAPITRE 36 LE SURREALISME


- De 1910 à 1920 on a assisté à la création de la forme abstraite de la peinture.- De 1920 à 1930 on assiste à «l’installation » de l’abstraction, son acceptation.- De 1930 à 1940 on assiste à un conflit avec un nouveau courant : le surréalisme.

On a vu que la peinture moderne a renoncé à la représentation du monde. Il ne lui restait dès lors :-plus qu’un objet : elle-même. Cela menait à l’abstraction. -Ou plus qu'un sujet : le peintre. Ce qui mène au surréalisme.

1.Les fondements du surréalisme en peinture.

a. La littérature et ses procédés : écriture automatique, cadavres exquis, etc. Breton définit ainsi le surréalisme dans le Manifeste du Surréalisme (1924) : " n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale".

b. La psychanalyse qui « justifie » l’usage de ces procédés en excluant toute forme de hasard ramenant tout à l’inconscient : actes manqués, rêves et symptômes.

L'expérience psychanalytique montre que rien dans notre comportement n'est laissé au hasard. Que tout, par conséquent, est pourvu de sens (la notion-même de "folie" disparaît selon laquelle le comportement du fou est toujours insensé). Simplement, ce sens nous ne l'apercevons pas : il est inconscient. Et si nous ne l'apercevons pas c'est que nous voulons (notre partie inconsciente veut) ne pas savoir (ce vouloir constitue ce qu'on nomme le refoulement). L'analyse peut toutefois nous conduire à reconnaître ce sens. Car, pour ne pas vouloir savoir quelque chose, il faut bien savoir ce qu'est ce quelque chose. Autrement dit : nous ne sommes pas sans savoir ce que nous ignorons. Mais comment faire ?

Ce qui fait que nous ne voulons pas savoir, ce qui fait que nous refoulons certaines idées, c'est qu'elles nous semblent si contraires à la loi et à la morale, que nous nous sentirions trop coupables (quasi au sens littéral selon le complexe de castration sur lequel le refoulement prend tout son appui) de les garder conscientes à notre esprit (ainsi par exemple de "l'idée" œdipienne qui habite le petit garçon de tuer son père pour jouir de sa mère). Si donc nous voulons accéder à ces pensées refoulées, nous devons bannir tout contrôle de nos pensées, "tout contrôle de la raison", "toute préoccupation esthétique ou morale", écrivait plus haut Breton. Et c'est en effet la règle de base de l'Analyse : tout dire (mais ne rien faire), laisser libre l'association des idées. Alors, un acte manqué (une maladresse, un lapsus, un trou de mémoire) veut toujours dire quelque chose. Par lui, l'inconscient s'exprime. Mais en lui, comme dans le rêve ou le symptôme névrotique, c'est de façon déguisée qu'il se montre. Il devient alors une voie (que Freud dit "royale" pour le rêve) d'accès à nos désirs les plus refoulés.

Le sens du surréalisme est là : par la peinture (mais aussi bien la littérature, le cinéma et toutes les formes d'expression artistique) avoir accès à toute cette partie dont la culture a exigé le refoulement pour que les hommes puissent vivre ensemble.

Dans la peinture, cela donne la mise en place de nouvelles techniques, de nouveaux procédés :

2. Les procédés de la peinture surréaliste.

a. Le dessin automatique inventé par Masson (1924).


b. Le frottage inventé par Max Ernst (1925). On place une feuille de papier, par exemple, sur une surface rugueuse (plancher, pierre, etc.), on frotte une mine de crayon (par exemple encore) sur le papier et on obtient un dessin à partir duquel on réalise une "figure". Comme ces taches qui évoquent en nous des images (qui ne sont pas les mêmes pour l'un et pour l'autre, d'où les tests projectifs inventés par les psychologues) ou ces nuages rochers qui "ressemblent" à des figures. (Ci-dessous Histoire naturelle 1926)



c. Le grattage ou raclage mis en œuvre par le même Max Ernst (1927) qui consiste, au moyen d'un morceau de bois, d'un peigne, d'un quelconque racloir à gratter la toile recouverte de plusieurs couches de couleurs différentes jusqu'à ce que des formes apparaissent qui soient pourvues de sens. (Ci-dessous La Mer 1928).



d. Les décalcomanies inspirées à Ernst par Dominguez (qui ne les pratiquait qu'à l'encre) et qui consistent à étaler "au hasard" au moyen d'un morceau de papier ou de bois trempé la peinture sur la toile (où le dripping de la peinture gestuelle à la Pollock prend son origine). Cela donne, par exemple, L'Europe après la Pluie (1942).


e. Les tableaux de sable de Masson (1927). Une toile est enduite de colle de façon inégale puis plongée dans le sable et sortie. Des formes apparaissent qu'un travail rendra signifiantes. Ci-dessous, Bataille de Poissons.



f. Le fumage inventé par Paalen (1938) est un autre moyen d'obtenir ces "figures" de base.


2. Les deux tendances du surréalisme.

On peut, semble-t-il, distinguer deux tendances dans le surréalisme. L'une d'inspiration psychanalytique tout fait sens. L'autre d'inspiration venue de l'absurdetout est non sens.

a. L'inspiration psychanalytique.
Il s'agit alors :
a1. De mettre en scène le fantasme (que Freud définit exactement comme un scénario élaboré inconsciemment pour la satisfaction du désir). De ce type, par exemple les œuvres de Clovis Trouille qui montrent le plus souvent des religieuses occupées à de toutes autres choses que la prière. (Ci-dessous, une œuvre à peine moins blasphématoire intitulée Mon Tombeau).



C'est aussi (1926) La Vierge corrigeant l'enfant Jésus de Max Ernst où l'on voit Marie appliquer sur le derrière de l'enfant Jésus une fessée sans doute saintement méritée. Mais c'est aussi, du côté du fantasme plus sadique, Les Roses sanglantes de Dali 1930 montrant une femme "éventrée", semble-t-il, du ventre de laquelle en guise d'intestin jaillissent des roses tandis qu'une ombre masculine occupe une portion de la partie droite de la toile : voyeur ? bourreau ?

a2. Des hallucinations comme celles, répétitives, de Saint Antoine au désert, mille fois rééditées dans la peinture classique et reprises par Dali (1946).




a3. Des pulsions comme c'est en particulier le cas chez Hans Bellmer. Pulsion scopique dans les nombreuses œuvres qui donnent à voir, dans des entrelacs complexes et des superpositions improbables, des organes, spécialement génitaux et féminins. Pulsion sadique, en particulier dans ses Poupées (ci-dessous : La Poupée qui dit "non").



Mais aussi chez Matta, comme par exemple dans X-Space and the Ego de 1945. Les quatre illustrations pornographiques, photos de Man Ray qui illustrent les poèmes érotiques de Benjamin Péret et Louis Aragon dans 1929 (Editions Allia) sont à ranger, sans doute, dans cette rubrique.

a4. Le thème du rêve est fréquemment mis en œuvre soit directement soit à travers ses "mécanismes".
--> Directement, par exemple, Le Rêve causé par une abeille autour d'une pomme grenade une seconde avant l’éveil (1944) de Dali.


Ou La Clé des Songes de Magritte, ou Dream of Future Desert de Masson.

--> Ou à travers ses "mécanismes". Freud distingue en effet un certain nombre de "mécanismes" par lesquels le contenu latent du rêve (la part inconsciente, refoulée) trouve à se déguiser pour devenir manifeste (l'ensemble des images qui constituent le rêve). Parmi ces "mécanismes", deux sont particulièrement importants : la condensation et le déplacement. Dans le premier, plusieurs désirs refoulés trouvent pour s'exprimer une seule image (qui a quelque chose en commun avec tous ces désirs). Le Marché d'esclaves avec le Buste de Voltaire disparaissant de Dali (1940) est de cet ordre-là. Le "visage" de Voltaire est fait d'un trou (ou d'un nuage) et de trois personnages qui se trouvent là.


Dans le déplacement une image refoulée trouve à investir son énergie (le désir qu'elle "personnifie") dans une image anodine qui lui est liée et qui, parce qu'elle est anodine, n'aura pas de peine à venir dans la conscience "représenter" l'image interdite. De cet ordre-là semblent être Les Cygnes réfléchis en Eléphants de 1937, du même Dali.

Ou La Métamorphose de Narcisse de 1937.


b. L'inspiration de l'absurde.
b1. Magritte en est sans doute le meilleur représentant.
--> Il y a d'abord chez lui un refus manifeste de faire en sorte que la peinture représente. Ceci n'est pas une Pipe (1929) dit assez qu'un tableau est une image et non l'objet qu'il représente; une surface plane et non un volume en trois dimensions. Les tableaux comme La Condition humaine (1934) qui présentent une toile sur un chevalet redoublant devant une fenêtre le paysage qu'on aperçoit, montrent assez l'inutilité, l'inanité d'une peinture qui ne fait que remettre sous les yeux ce qui est déjà sous les yeux. Des tableaux comme La Clé des Songes qui sous un œuf portent la mention "Acacia" et sous une chaussure la mention "la lune", complètent cette dénonciation en montrant que l'image même n'est pas "représentative" de l'objet auquel elle prétend renvoyer mais, métaphoriquement ou métonymiquement, elle renvoie à d'autres images ou d'autres mots.


--> Ensuite, chez Magritte, on assiste à une assimilation peinture-écriture. Nombre de ses tableaux traduisent des figures de style. Ici, Le Modèle rouge (1935), c'est une paire de souliers qui, sur leur partie avant se métamorphosent en pied. On reconnaît la métonymie qui associe une partie d'un objet à une autre partie ("boire un verre"). Là, dans La Corde sensible (1960) c'est une métaphore qui remplace un terme par un autre qui lui est associé par autre chose que la proximité ("un nuage de lait"). Un nuage qui passe au-dessus d'une chaîne montagneuse prend place au sommet d'un fragile verre à pied comme un débordement de crème chantilly. Ces métonymies, ces métaphores dont nous comprenons immédiatement le sens, si l'on y réfléchit, elles n'en ont aucun : la terre n'est pas bleue comme une orange, comme le prétend la métaphore d'Eluard, le lait n'est pas un nuage et le verre ne se boit pas. C'est donc par elles que le sens et l'absurde font leur apparition.

Il y a aussi, chez Magritte, l'oxymore qui met ensemble des termes opposés de façon a faire surgir une image contradictoire ("un silence assourdissant") qui se traduit admirablement dans L'Empire des Ténèbres (1954) ci-dessous.

Et aussi l'antiphrase qui consiste à employer des termes en leur donnant une signification opposée à celle qu'ils ont d'ordinaire ("c'est du propre !"). De cette nature est La trahison des images (1929) qui porte que "Ceci n'est pas une pipe".
Enfin, la synecdoque qui prend la partie pour le tout ("Cent voiles à l'horizon") comme dans La Belle Saison (1961) où les arbres sont figurés par de grandes feuilles plantées dans le sol.
--> Et cela fonctionne chez Magritte comme le mot d'esprit. Un mot d'esprit est une trouvaille. Un moment précis où le sens bascule d'un univers dans un autre. Expliquer un mot d'esprit est absurde : cela le détruit. Le plaisir que procure le mot d'esprit est instantané. Il n'est provoqué ni par le premier sens ni par le second, mais pas le seul passage du premier au second. "J'ai voyagé tête à bête avec untel", rapporte Freud. Ou, "Comment allez-vous, demande l'aveugle au paralytique ? Comme vous voyez". Le "allez" et le "voyez" prennent ici un double sens dans lequel repose le mot d'esprit. C'est ainsi lorsque dans Le blanc-seing (1965) le cheval et sa cavalière se dessinent tantôt sur les arbres tantôt entre les arbres et de telle sorte qu'un arbre qui a son pied derrière passe devant la figure équestre. L'image est parfaitement lisible et en même temps parfaitement incompréhensible. De même pour La Tentation de l'Impossible , tableau dans lequel un peintre peint son modèle dans l'espace-même de la pièce où il se trouve. Ou encore dans le Portrait d'Edward James
(La Reproduction Interdite
) de 1937 où un homme placé devant son miroir ne voit que son dos.

b2. Delvaux, quant à lui, crée un monde onirique peuplé de femmes-statues qui ont toutes la même apparence et qui manifestent toutes la même indifférence.
Ici, point de jeux de mots. L'absurde apparaît comme une ambiance générale qui caractérise un monde où, par exemple, un homme vêtu de pied en cap (et ils sont peu nombreux, les hommes, dans cet univers) se découvre pour saluer une femme nue qui déambule, comme si c'était une situation naturelle (Le salut). Ici encore, une femme, vêtue cette fois, est assise devant un miroir qui lui revoie son reflet nue. Là (Les Vestales) ont voit à travers ce qui ne peut être qu'un miroir, une jeune femme qui se trouve derrière.
On dira que Delvaux ne procède pas autrement que Magritte (sur les exemples précités). Pourtant, l'impression n'est pas la même. Il y a, à considérer un tableau de Magritte, une réelle jouissance, comparable à celle qu'on éprouve quand on reçoit ou quand on fait un mot d'esprit. Ce qu'on ressent devant une toile de Delvaux est plus ambigu. Chez son compatriote, c'est comme un jaillissement de l'esprit. Chaque toile est comme l'éclatement d'une fusée de feu d'artifice. On a davantage l'impression chez Delvaux d'un enlisement, comme si l'esprit se figeait. Chez l'un le sens fuse, chez l'autre il se pétrifie.



4. Surréalisme et abstraction.

Pour l’essentiel, c’est avec André Masson puis Roberto Matta que le surréalisme évolue vers l’abstraction. De cette rencontre (de cette évolution) naîtront, après la guerre, les fondements de l’expressionnisme abstrait (Gorky, Pollock, etc.) d’où émane l’art dit contemporain.
Masson dé-réalise ses œuvres les plus "figuratives" par un cadrage extraordinairement serré (Hommes autour d'une table 1923) ou par une déformation excessive des "figures" (La Tour du sommeil 1928 ou Le Labyrinthe 1938 ou encore Pygmalion 1938). Pour en venir (Constellation érotique 1961) à évacuer toute "figure" (Ci-dessous, Le Labyrinthe).

C’est, chez Miro, une déréalisation totale de l’espace.



C'est de la rencontre du surréalisme avec l'abstraction (au départ en conflit, on s'en souvient) que va naître l'expressionnisme abstrait de l'après-guerre avec Arshile Gorky et Jackson Pollock.

5. La Photographie : Man Ray (« fautographe ») 1866-1976.

La photographie est a priori réaliste. Une photographie surréaliste devra procéder à partir :

-soit d’une manipulation technique de l’image : superpositions d'images abstraites et de fragmentations du réel, photomontage, solarisation, et opposition entre négatifs et positifs ou encore brûlage.
-soit d’une mise en scène de l’objet photographié.

Lee Miller 1930 (solarisation),


Jacqueline Godard 1930 (négatif)

Adam et Eve (Marcel Duchamp et Mme René Clair) 1924 (mise en scène reprenant un diptyque de Cranach.


CONCLUSION GENERALE DU COURS DE DEUXIEME ANNEE.

Nous avons vu, depuis le Moyen-Âge, évoluer la représentation artistique.

1.Au Moyen-Âge, l’art se désintéresse du monde. L’œuvre ne renvoie aux objets du monde que comme à des symboles ou des signes de la Pensée de Dieu.

2. A la Renaissance, l’art s’empare du monde pour en faire son objet. L’œuvre se donne comme une fenêtre ouverte sur la réalité. Le tableau acquiert la troisième dimension et produit l’illusion.

3. Avec Manet et les impressionnistes le monde se trouve rejeté et la peinture devient l’objet de la peinture.

4. Un nouvel espace (celui de la peinture non celui du monde) doit se constituer :
a. Il sera chez Cézanne une transposition du monde dans laquelle la figure et son environnement sont d’une même nature et que seule une vibration permet de distinguer.
b. Il sera dans le fauvisme une harmonisation, à partir de la couleur, de la figure et de son environnement, harmonie qui n’est pas donnée par le réel.
c. Avec le cubisme, la figure et son environnement se trouvent placés sur le même plan. Il s’agit ici d’une unification à partir de laquelle tout est figure (ou tout est fond).
d. L’art abstrait part de cette unification pour montrer sur la toile non plus ce qu’est le monde, bien sûr, mais :
--> ce qu’est la peinture : (Malévitch)
--> ce que peut la peinture : - Kandinsky : sa puissance « émotive » ; - Mondrian : sa puissance « révélatrice » (de la vérité cachée du monde).

5. La peinture devenue autonome après les impressionnistes, avec Cézanne, les fauves et Picasso a deux directions possibles où s’engager :

a. L’exploration de ses propres potentialités : l’art abstrait.
b. La « description » d’un « autre monde » : l’expressionnisme et le surréalisme.


6. L'art contemporain part de là.

- Privilégier le volume plutôt que la masse.
- Chercher la régularité plutôt que la symétrie.
Manifester la nature des matériaux (acier, béton, verre) plutôt que de les masquer par une ornementation.


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1 commentaire:

cheree chim chim a dit…

Merci infiniment! Votre pensée est très utile et rare, à la fois chargée d'une vision claire et synthétique. Elle vaut des tas d'ouvrages poussiéreux ou pesants. Votre générosité, par ce site vous honore.